L'ombre de ta peau de Jean-Philippe Domecq

 

« Je suis le pain vivant qui est descendu du ciel: si quelqu'un mange de ce pain, il vivra éternellement; et le pain que je donnerai, c'est ma chair, que je donnerai pour la vie du monde.
Les Juifs donc disputaient entre eux, disant: Comment cet homme peut-il nous donner sa chair à manger?
Jésus leur dit: En vérité, en vérité je vous le dis: Si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme, et si vous ne buvez son sang, vous n'aurez point la vie en vous-mêmes.
Celui qui mange ma chair, et qui boit mon sang, a la vie éternelle; et je le ressusciterai au dernier jour. »
Évangile selon St Jean

 

Dans L'ombre de ta peau (Fayard, 2001), l'amour qu'éprouve Lucien pour Anna passe avant tout par l'expérience de l'amour charnel. Cette exploration s'approfondit et donne à la relation une intensité particulière. Nous sommes dans une dimension cachée des rapports humains, dans une logique de vie puissante, sur laquelle notre volonté n'a aucune emprise. « Il la faisait se ressentir comme il la ressentait, s'aimer comme il l'aimait. Et s'il devenait sa chair à force de la désirer, elle devenait son désir. »
Ce désir, cette vitalité, que connaît tout homme et toute femme, donne l'élan pour rejoindre l'autre. Dans La Genèse, on lit: « l'homme laissera son père et sa mère, et il se joindra à sa femme, et ils seront une même chair », parole que le Christ reprend: « ainsi ils ne sont plus deux, mais ils sont une seule chair. Que l'homme ne sépare donc point ce que Dieu a uni. »
Cela signifie que « le péché de chair » n'existe pas. Ce que nous dit J.-Ph. Domecq d'essentiel, c'est que l'expérience de la relation charnelle, déterminée par le désir le plus fort, est Amour. Ce n'est pas une expérience du plaisir, même s'il est indéniablement présent, c'est la façon la plus puissante et la plus aboutie qu'il nous ait été donnée de connaître l'autre, de l'intégrer, pour avoir la vie en soi.
L'amour charnel ouvre ainsi à la pleine conscience de soi et à l'envie de s'offrir: « Il lui parlait tant, en lui lorsqu'ils étaient séparés, comme aspiré par un mirage de transparence, il tenait à ce qu'elle en sût le plus possible, sur lui, qui il était, où il en était. » C'est un amour total, qui ne se cache dans aucun retranchement.
Or, Lucien est attiré par Anna, alors qu'il est marié à Émilie qu'il aime et qu'il admire. Dès lors que l'aventure avec Anna est engagée, l'écriture explore avec une lucidité totale les mécanismes qui s'enclenchent quand l'Amour devient une transgression. Le sentiment de la faute cohabite dès le départ avec l'avidité d'aimer. « Comment sans cette aimantation qui les faisait trembler en se retrouvant, comment auraient-ils fermé les yeux sur l'inextricable qui était en train de se nouer? »
La mise en tension devient telle que s'écrit une profession de foi désespérée. Alors même que la plénitude de l'Amour est louée, ce même Amour parce qu'il sépare le couple qui ne fait qu'un, celui d'Émilie et de Lucien mais aussi celui d'Anna et de Lucien, annule tout espoir. « Ainsi de sa duplicité: si encore il en avait moindre conscience, mais non, il la percevait dès qu'il n'était plus avec Anna. Il n'y a qu'avec elle que, trop absorbé, il oubliait qu'il trompait – ce qui fait qu'il ne la trompait pas, elle. Mais en son absence, il était en présence fantomatique d'Anna; et le sentiment de sa faute lui sautait au visage, lors même que le fantôme l'enchantait. » « Et, par-delà le lancinant va-et-vient des deux visages de femme, il entendait cette pensée réflexe: ça va mal finir, mais pas tout de suite, de grâce, pas tout de suite, encore un moment s'il vous plaît ».
L'intensité se confond avec le sentiment de vivre pleinement et est renforcée par la peur que tout s'arrête. Lucien sait qu'il peut perdre Émilie ou Anna ou les deux, cette volonté de garder l'amour des deux femmes, en rendant vain tout choix possible, l'empêche de faire évoluer la situation.

Au niveau du récit, nous assistons à un décalage entre le regard du narrateur d'une lucidité impitoyable et la vie du personnage, qui est pris par l'inéluctable. De la transgression résulte un discernement total assumé par le narrateur dont l'omniscience ne laisse aucun répit au personnage, comme si Lucien, porté par l'envie de savoir, de s'éprouver sans se ménager, s'oubliait. C'est vivre intensément quitte à en mourir.
L'emballement absolument incontrôlable, jamais réfréné, semble prendre sa source dans une sorte de prescience qui fait craindre à Lucien la mort et vivre la vie comme un compte à rebours. Cette conscience désespérée de la mort à venir redouble l'intensité des sensations et la voracité en devient insatiable. Cette trajectoire de vie inversée - regarder sa vie depuis sa mort - rencontre celle d'Anna, dont l'apparente liberté, l'amène à se consumer dans cette relation passionnelle. « Anna tenait sa liberté, son incroyable capacité à envoyer tout balader, du sentiment que la délivrance par la mort était à portée de la main ». La fulgurance de la vie amoureuse coïncide avec le pressentiment de la mort imminente.
Du début à la fin du roman, l'écriture dit à la fois la puissance de l'amour et le désespoir de vivre avec conscience cet amour interdit. Le récit, tendu, défait l'union entre Emilie et Lucien et détruit peu à peu celle d'Anna et de Lucien. L'avidité d'aimer épuise les corps et l'écriture, devenue elliptique, expéditive. C'est un impossible soulagement que le narrateur recherche, une libération de tous ses désirs, à tel point que fouiller Anna, l'ouvrir au point qu'elle n'ait plus de secret pour lui, ne suffit plus. « Cet homme qui enrage de ne pas pleurer » reste hypnotisé par Anna et meurtri de ne pouvoir s'en sentir libéré. L'immaturité d'Anna, qui croit pouvoir n'être attachée à rien, se fait de plus en plus sentir. Le décalage que le narrateur pressentait: « Son aptitude à se moquer de tout? Il la lui enviait. Ne se sentir tenu par rien, même pas par ce qui avait du prix pour soi, aucune attache, quelle liberté, et surtout – car Lucien n'était pas homme de liberté -, surtout: plus d'inquiétude, plus de cette inquiétude de vivre et de désirer et de désirer vivre », se creuse faisant de l'irresponsabilité d'Anna une arme redoutable pour un homme engagé corps et âme. Anna ne peut contenir la puissance d'aimer de Lucien.
L'élan irrépressible, cette avidité intérieure incontrôlable, désespérément puissante, conduit à l'irréparable. La violence finale élude toute possibilité de transcendance. La chair est réjouie, jamais apaisée. Dans cette course folle, dont Lucien ne peut s'extraire, on peut lire en creux la peur de vivre et de mourir séparés. L'accident de voiture dit la poussée vertigineuse d'un désir inassouvi et la volonté d'en finir avec. Lucien aspire à une union éternelle, une union sacrée par-delà la vie et la mort, union inaccessible à l'humanité.

On peut dissocier la chair et l'esprit, et subordonner la chair à l'esprit, mais on ne peut pas dissocier la chair et la vie. L'avidité de Lucien s'articule autour de cette soif d'amour absolu que le Christ a porté au plus au niveau.
Le Christ a voulu que sa chair soit une nourriture de vie, une nourriture qui régénère et rassasie. Communier, c'est communier par la chair. La chair d'un homme et d'une femme réunie est aussi une nourriture de vie et une communion à condition qu'elle soit portée par le désir le plus fort et non séparée. L'union sacrée entre un homme et une femme a la même fonction médiatrice et libératrice que l'union avec le Christ.
Ce serait voir la vie non pas depuis une mort certaine qui amène l'être à se consumer dans l'existence, mais la voir inscrite dans un processus global, auquel l'individu participe, sans pouvoir s'y retrancher. C'est accéder à un mouvement ascensionnel qui déborde de l'instant présent et de tous les instants à venir, à tel point qu'il est possible d'aimer sans limite d'intensité et de durée la chair et la vie de celui qui nous aime plus que tout.       VR

 

 

 

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