La maladie de la pensée de Jacques Brou

 

C'est sur le site Ardemment.com que j'ai découvert Jacques Brou. Il écrivait dans la résidence virtuelle, ouverte aux lecteurs, que propose Claire Tencin. C'était en juin 2015.

Il est difficile de dire précisément ce qui se joue au moment où la lecture me donne envie d'entrer en interaction avec un écrivain. Je crois que je recherche ce lieu introspectif qui permet à la pensée de se déployer. Il existe un espace réflexif qui naît dans le silence. C'est un lieu dans lequel on se déprend de la charge idéologique des discours environnants et dans lequel on se ressource. C'est dans cet espace aussi que la littérature prend sa couleur et qu'elle nous donne accès à une dimension de l'humanité qui est fondamentale pour moi. La voix qu'on entend et qui me parle presque à l'oreille est métaphysique, poétique, mystique voire religieuse. C'est parfois un discours qui prolonge mes pensées intérieures et qui m'inspire. Je ne commenterai pas les textes de Jacques Brou. Je les donne à entendre comme une voix qui a sa place dans Les Corps Célestes, parce que cet auteur tente la mise à nu, l'exploration intérieure à travers un langage débordant, qui me fait penser aux improvisations de Coltrane dans Interstellar space: le musicien n'en finit pas de montrer de quoi il est fait, ce qui l'habite si fort et nous rejoint au plus profond de l'être. Elle pourrait tout aussi bien me faire penser à la musique d'Imagho qui déroule des ambiances en en changeant la tonalité à notre insu. On voyage intérieurement en lisant, en écoutant cette musique de l'âme.

Le premier extrait est l'ouverture de cette rêverie qu'est La maladie de la pensée. Le deuxième a été choisi par J. Brou et le dernier par moi-même.     VR

 

La maladie de la pensée

Il arrive qu’un homme parle. Il arrive qu’un homme se mette à parler.
Qu’après s’être tu longtemps, finalement il parle. Et, comme on le sait, comme on s’en doute, comme on en a peut-être fait l’expérience, quiconque se tait longtemps puis parle, éprouve les plus grandes difficultés à avancer dans son propos. Et les plus grandes difficultés à s’arrêter.
Quiconque commence dans la parole après un long silence, ne voit pas plus de raisons de s’arrêter que de continuer.
Il arrive qu’un tel homme balbutie. Parce que le balbutiement laisse autant de chance à la volonté de continuer qu’à celle d’arrêter. Parce que l’homme qui balbutie, on ne sait pas s’il est à la fin ou au début de son propos. On ne sait pas si c’est un propos qu’il tient ou simplement un bruit qu’il fait.
Il arrive qu’un homme entre dans le babil et dans le danger de parler. Qu’il bredouille et se déshabille un peu l’âme. Qu’après s’être longtemps tu de peur de se nuire, soudain il se mette à nu. Dans une très grande insouciance. Dans une très grande inconséquence. Et parfois dans une sorte de surenchère de l’impudeur. Dans un emballement de la pensée. Il arrive qu’il se mette à nu et qu’il le demeure. Qu’il dure nu. Que la nudité ajoute à son corps. Ajoute à son propos ce qu’aucune nuance de parole n’était parvenu à dire. Qu’à poil enfin il y voit clair. Plus clair que jamais. Qu’à poil il soit très subtil. Qu’on ne puisse plus le rhabiller d’aucune manière. Que plus rien ne lui aille ni ne le décide à se vêtir à nouveau. Comme si la parole l’exposait à une nudité définitive. Irréparable. Imprenable.
Il arrive qu’un homme — que des hommes parlent. Ce n’est pas l’usage. Ce n’est pas la règle. Ce n’est pas ce qu’on attend d’un homme. On attend plutôt d’eux qu’ils se murent. Ou qu’ils se blindent. Et qu’ils s’enfoncent. Dans de grands jeûnes de la parole. Dans une grande abstinence langagière. Dans une exemplaire retenue. Les hommes se taisent plutôt volontiers et d’un air gourmand. En jouissant de chaque seconde passée sans parler, sans penser peut-être. En jouissant de chaque seconde comme d’une éternité de paix.
Les hommes préfèrent se taire. Les hommes sont de grands taiseux dans la vie. Et de grands oiseux dans la parole s’ils la prennent. S’il leur arrive de s’y aventurer et, comme nécessairement, de s’y perdre. D’y risquer gros en ne pouvant plus contrôler ce qu’ils disent. Et de se vautrer à la fin dans la bêtise. Dans la souille et le cloaque. Les hommes sont de grands terreux et de grands taiseux, jusqu’à ce qu’ils ne puissent faire autrement que d’en passer par la parole. Jusqu’à ce qu’ils interrompent un instant leur animalité muette pour énoncer un message. Jusqu’à ce qu’ils oublient un instant la bêtise des bêtes où ils sommeillent et plongent dans celle de la parole où ils se vautrent. Pour communiquer une pensée. Pour noter un rêve. Pour remplir un chèque.
Les hommes sont des oiseaux rares. Des bêtes étranges et vaguement monstrueuses. Les hommes sont des bêtes qui ont mal tourné. Des bêtes qui sont sorties on ne sait trop comment de leur animalité. Expulsées de l’antre. Et passées à l’ennemi. Comme sorties de chez elles pour se retrouver dehors. Pour se retrouver dans un dehors sans limite. Dans le dehors de la parole.
Les hommes se taisent longtemps, quand bien même ils appartiennent à l’espèce des animaux parlant emplumés. Des bêtes grammairiennes.
Des hommes n’ajoutent aucun mot à leur vie — peut-être de peur que ce ne soit le dernier. Et parce qu’ils n’ont pas le temps de parler. Pas de temps à perdre en paroles. La parole est une perte de temps pour la plupart d’entre eux. Et une perte d’être. L’être des hommes s’écoule et fuie par les mots qu’ils échangent, qu’ils laissent ou abandonnent.
Des hommes sont muets tout en appartenant au grand massif de la parole. A la grande forêt.
Les hommes en général, c’est-à-dire dans leur écrasante majorité, préfèrent se taire, c’est-à-dire écraser la moindre velléité de parler sous l’inertie terrible du silence. Ils ont généralement intérêt à se taire. Même si leur tête bruisse de mots — à moins que ce ne soit la pression du sang dans les artères qui leur fasse ce bruit. Même si le bruit dans leur tête est celui que fait la langue qui ne s’arrête jamais.
Une fois la langue maternelle apprise, une fois parlée la langue de la mère, la rumeur ne cesse plus. Ceux qui se taisent entendent la langue remuer et battre en eux autant que ceux qui n’ont jamais cessé de parler.
Les hommes sont généralement muets malgré le bruit des mots dans leur tête. Mais il arrive qu’un homme mutique fasse un pas hors du rang des hommes et dise qu’il fait un pas hors du rang des meurtriers. Il arrive qu’un homme muet se reconnaisse meurtrier mais veuille faire un pas hors du meurtre qui le ravage.
Un homme noué hasarde un mot hors du meurtre, comme on tire maladroitement sur un nœud pour le défaire.
Il arrive qu’un homme resserre l’étau en croyant défaire le nœud. Un homme pense : il faut fuir et il cherche l’issue et il peut arriver qu’il croit la trouver dans la parole.
Un homme bredouille et tâtonne l’espace hors de lui. Et gratte un peu la terre. S’y noircit les ongles. Voire les dents. Un homme soudain lèche le sol pour y trouver les mots qui lui manquent. Qui lui ont toujours manqué. Qu’il n’a jamais appris.
Il manque à un homme tout un tas de mots qui l’empêchent de dire toute une partie de sa vie. Un homme est coupé de lui-même par les mots qui lui manquent. Par tous les mots qu’il confond, agglomère et roule devant lui. Qu’il agglutine dans un seul et très long vocable. Dans un son imprononçable et qui est comme le bruit de fond de sa pensée. Comme sa marque de fabrique.
Les mots qui manquent à un homme font un bruit et un trou dans sa vie. La vie d’un homme est trouée par tout ce qu’il ne peut dire.
Une vie qui pourrait entièrement se dire rassemblerait un homme. En ferait un être cohérent. Une vie entièrement dite lisse un homme. Un homme cherche hors de lui les mots pour parler. Pour se hisser au niveau de la parole. Au niveau où il peut parler. Quand bien même ce niveau serait lamentable. Quand bien même sa parole ne serait qu’un bruit. Ne serait qu’une émanation ou un écho de son corps.
Un homme cherche hors de lui ce qu’il ne trouve pas en lui. Il se met à vouloir boucher les trous de son histoire avec ce qu’il peut glaner à l’extérieur. A repriser sa vie avec l’exemple de celles des autres. Un homme se met à vouloir la vie des autres. A désirer le lissé des existences policées.
Le plus simple pour un homme qui commence à parler, c’est de parler à un autre homme. De se présenter comme son semblable. De ressembler à un homme. C’est de se faire l’interlocuteur d’un autre homme. C’est de se mêler à un autre pour sortir de lui. Pour cesser d’être lui. D’être lui à l’état pur. Pour se diluer un peu dans la grande humanité. C’est de se faire un dans la grande inanité unanime des hommes. Dans l’humanité naine.

*

Le mardi, un homme a piscine et n’a plus rien à dire à personne.
Un homme ne va pas à la piscine pour parler mais pour nager. Il n’y va pas comme on va rencontrer quelqu’un à qui on aurait quelque chose à dire mais plutôt comme pour éviter tous ceux à qui on n’a jamais su quoi dire. Il y va comme pour ne plus côtoyer la foule de ceux avec qui aucun mot ne lui est venu. Avec qui aucun mot n’a jamais semblé possible. Un homme va à la piscine pour noyer tous les mots et pour noyer la possibilité même du langage.
Un homme va à la piscine pour nager et pour se taire. Pour se taire dans l’eau en nageant. Pour se taire et pour se terrer sous l’eau, si l’on peut dire. Si l’on peut oser dire qu’un homme fait de l’eau une terre où il s’enfouit. Où il ondule comme dans une boue fine, fluide et douce. Où il respire comme sous la caresse de l’amante silencieuse. Si l’on peut oser dire qu’un homme fait de l’eau l’usage qu’on ferait plutôt d’une terre, quand on dit par exemple vouloir s’ensevelir à cent pieds sous terre. On le dit habituellement pour dire la honte. La honte qui cherche à se soustraire aux regards. Qui cherche à soustraire qui a honte de son corps, de ses actes ou de ses paroles. Qui a honte de soi. Qui a honte d’être et qui, pour ne plus être, trouve cette idée de retourner à la terre d’où il vient, d’où viennent les hommes, à ce que dit Le Livre d’Adam. Si l’on en croit Adam l’homme terreux. A ce que dit Le livre d’Adam le vif et l’enterré vif. Qui oublie peut-être de dire qu’avant de venir de la terre, les hommes viennent de l’eau. Mais Le Livre d’Adam est aussi Le Livre de Noé, le livre de celui qui sait mieux que quiconque les pouvoirs de l’eau et de la mer. Le livre de celui qui sait que tout a recommencé par une noyade et comme la noyade sauve de dangers plus grands qu’elle.
Un homme trouve cette idée un jour d’aller voir sous l’eau s’il y est et s’il ne pourrait pas y noyer sa honte. Plutôt que de la noyer dans l’alcool qui ne noie qu’en rendant malade. Après avoir bu tout ce qu’il pouvait boire, un homme se dit qu’il est peut-être temps pour lui d’aller boire l’eau d’une piscine. Un homme trouve cette idée d’aller se noyer dans l’eau chlorée d’une piscine. Un homme le mardi travaille à noyer sa honte en même temps qu’il soigne sa ligne et s’affine la silhouette.
Pour échapper au monde dans lequel il a honte, un homme trouve cette idée d’aller chercher la caresse de l’eau d’une piscine. Quand plus aucune caresse ne peut apaiser la honte, il reste à un homme celle de l’eau.
Le mardi, un homme ne pense plus qu’à sa séance de piscine et la journée de travail du mardi n’est pour lui que l’intervalle qui l’en sépare. La grosse journée du mardi n’est plus pour un homme que l’intervalle désespérant qui le sépare du moment où il entrera dans l’eau froide de la piscine.
On peut s’étonner qu’un homme ait hâte d’entrer dans une eau froide. Et, qui plus est, dans une eau peut-être pas franchement sale mais dont la propreté est parfois douteuse. Dont la propreté incite au doute. Dont la propreté invite au questionnement et à la redéfinition de ce que serait la propreté. De ce que serait une relative propreté ou un état de propreté acceptable. Dans une eau rien moins qu’impeccable mais plutôt chargée de tous les péchés des hommes qui sont venus y rincer leur honte. Dans une eau trouble parce que pénétrée des centaines, des milliers et peut-être des millions de fois par les corps qui éprouvent le besoin de rincer les mots qui accablent leur être. Dans une eau qui se trouble d’heure en heure, avant que finalement on se décide, une fois l’an, à la vidanger.
On peut s’étonner qu’un homme le mardi compte les heures puis les minutes qui s’égrènent avant de pouvoir plonger dans une eau froide et sale. Dans une eau dans laquelle nagent autant de corps, parfois vieux, parfois sales, parfois vieux et sales mais dont aucun n’est désirable. Ou plutôt dans une eau grouillante de corps auxquels on ne pense pas comme à des objets de désir.
Il n’est pas rare pourtant que, dans la promiscuité d’une piscine bondée, on se retrouve presque au corps à corps, il n’est pas rare qu’on se frôle, qu’on se caresse ou qu’on aperçoive les fesses ou la cuisse d’un corps qui ondoie et sinue dans l’eau et qu’on se dise qu’on aimerait être l’eau qui glisse sur les corps, l’eau qui les trempe et les avale dans sa masse énorme et trouble.
On comprendrait peut-être mieux qu’un homme ait hâte de rejoindre une eau dans laquelle s’ébattraient des corps désirables, une multitude de corps dont il ne saurait dire lequel lui plaît le plus, lequel il aimerait frôler et dont le frôlement lui donnerait le désir d’être touché à son tour.
Mais un homme va plonger le mardi dans une eau froide et sale avec de nombreux autres corps dont aucun ne se demande s’il désire les autres ou s’il se le demande c’est pour étouffer aussitôt cette question. Car un corps qui va se plonger avec hâte dans une eau froide et sale et dans laquelle s’ébattent des corps indifférents les uns aux autres, c’est pour suspendre toute question, c’est pour étrangler la machine à questions en lui et d’abord celles-ci : est-ce que j’y vais ? est-ce que j’y vais pas ? est-ce que tu veux ? est-ce que j’ai envie ?
Un homme le mardi va plonger dans une piscine sans désir pour les autres corps parce qu’il voudrait noyer son désir.
Ce n’est pas le désir qui conduit les corps à venir nager dans la piscine le mardi ou n’importe quel autre chaque jour de la semaine. Ou c’est le désir de n’avoir plus à travailler, de n’avoir plus à parler, de n’avoir plus à penser. C’est le désir de n’avoir plus qu’à respirer dans l’eau. De retourner à la respiration des poissons abasourdis dans l’eau. C’est le désir de revenir à l’hébétude première. De s’égarer dans l’eau.
Un homme, le mardi, va respirer sous l’eau et à la surface. Il expire sous l’eau et il inspire au-dessus, il sait qu’il ne faut pas se tromper, même si parfois ça lui arrive. Alors il boit l’eau où trempent les corps sans désir. Il la boit parfois jusqu’à frôler la noyade. Jusqu’à se demander si ce n’est pas toute la piscine qu’il va boire. Jusqu’à s’imaginer que la mort est comme une piscine à boire. Comme une piscine qu’on boirait avec tous les corps qui y nagent.
Le plaisir que vient chercher un homme le mardi à la piscine, c’est celui d’expirer sous l’eau, plus encore que d’inspirer à la surface. C’est de faire durer sous l’eau ses expirations et de les prolonger encore de quelques secondes d’apnée. C’est d’oublier la surface et tout ce qui s’y passe, inspiration comprise. C’est d’oublier un instant que l’instant suivant il aura à inspirer à la surface. C’est d’oublier qu’il y a une surface de l’eau et de ne plus se concentrer que sur la profondeur de la piscine qui défile sous lui.
Ce qu’aime un homme qui vient se plonger le mardi dans une eau froide et trouble et grouillante de corps indifférents les uns aux autres, c’est l’oubli qu’il y a un monde à la surface.
Un homme qui ne refait surface que pour une brève inspiration oublie aisément le monde de la surface et des emmerdements. Et il ne se consacre bientôt plus qu’à allonger ses expirations sous la surface.
Rien n’est paisible comme le dessous de la surface du monde, rien n’est doux comme le silence de l’eau sans désir, pense un homme qui étire son corps et allonge ses expirations.
Un homme qui nage ne se consacre bientôt plus qu’à sa respiration.
On peut s’étonner des interminables allers et retours d’un homme dans une piscine. On peut légitimement se demander où va un homme qui fait d’interminables allers et retours dans l’eau froide et trouble d’une piscine grouillante de corps sans désir et quel but il s’est fixé.
On peut s’interroger sur la moralité d’un homme qui emploie ses heures creuses à noyer son désir.

*

Quel dommage que tu ne m’aies pas connu dans ma jeunesse mais dans ma misère, pense un homme en pensant à une femme qu’il aime ! Quel dommage que ce n’ait pas été dans le temps de ma splendeur mais aujourd’hui dans ma décrépitude et dans ma ruine ! (Doutes-tu que j’ai été splendide ? Que moi aussi — même furtivement — j’ai pu resplendir ?) Quelle tristesse que tu ne me connaisses que dans la ruine de tout ce que je touche et de tout ce que je pense ! Quel dommage que tu ne m’aies pas connu dans la beauté qui donne sens au monde mais dans cette laideur qui me livre hébété à l’absurde et m’ôte tous les mots de la bouche ! Quel dommage que tu ne m’aies pas connu dans la beauté de chaque chose belle, au sein de la beauté du monde mais dans la laideur et l’abandon et dans la perte de moi-même. Quel dommage que tu m’aies connu survivant à moi-même ! Et que ce soit dans cet état que nous nous survivions. Et qu’on puisse survivre à la beauté. Quelle déconvenue que la beauté ne soit pas l’issue mais seulement un passage et que j’y sois déjà passé !
Quelle peine que je sois ce que je suis ! Et que j’en suive d’autres — pires encore que moi si c’est possible. Et quelle honte que je sois devenu ce que je suis devenu, pense un homme en pensant à une femme aimée, à une femme jadis caressée, à une femme caressante ! Quelle peine pense un homme qui ne peut plus aimer et qui pense au corps d’une femme aimée !
Ah, si tu m’avais connu en vie et pas dans cette survie, pas dans cette presque mort, pas dans cette misère qui est comme une mort, pense un homme mal aimant ! Si tu m’avais connu vivant et pas dans cette terre, dans cette tourbe qui encombre tout mon être. Si tu m’avais connu dans ma verve. Si tu m’avais connu vert. Si tu m’avais vu quand j’espérais et pas quand je désespère. Si tu m’avais connu espérant et si tu avais connu avec quelle force et avec quelle candeur j’espérais et si tu avais connu l’avenir qui me souriait. Ah, si tu m’avais connu enfant ! Dans l’enfance qui ravit ! Ah, si nous avions été enfants ensemble enfin ! Si nous avions été dans la même enfance du monde. Si tu m’avais connu avant que ma vie finisse et pas dans ma mort déjà commencée. Dans ma mort commandée par je ne sais qui. Commandée depuis je ne sais quelle tour de contrôle et selon quel programme ! Si tu m’avais connu un pied dans le présent et l’autre dans l’avenir et pas les deux pieds enfoncés dans le passé, dans la boue du passé. Si tu ne m’avais pas connu les deux pieds crottés. Si tu m’avais connu avant qu’on m’ôte l’avenir dans lequel j’espérais, dans lequel je respirais et dans lequel finalement je vivais. Avant qu’on me l’enlève. Avant que je m’opère moi-même de l’avenir tombé en poussière, de mon avenir pulvérisé.
Quel dommage qu’il m’ait fallu me détruire ! Quelle douleur qu’il m’ait fallu mourir vivant ! Et que je ne n’ai pu vivre que comme ça, à ma singulière manière et qui a donné l’air à ma vie d’être une vie perdue. Et qu’il m’ait fallu en payer tout le prix. Quel dommage que nous ne puissions resquiller et nous esquiver avant qu’on nous présente la note. Et voler la vie qu’on nous dispense parcimonieusement. Puis courir avec nos vies volées. Quel dommage que nous ne soyons pas des voleurs ! Et que nous ne puissions trousser l’univers. Quel dommage que nous n’ayons pu désembrouiller ce qui nous embrouillait ! Et que nous gisions emmêlés, enchaînés et ruinés.
Quel dommage que tout ce que je pense et rêve tombe en ruine avant même que j’ai fini de le penser et de le rêver ! Et que, d’une certaine manière, je n’ai vécu qu’en rêve. Et que tous mes rêves aient rongé ma vie comme les rats le font dans un navire. Et que les rêves et les pensées ne m’aient fourni d’autres secours que de m’approvisionner en rats songeant et rongeant ma vie.
Quel dommage que tu ne m’aies pas connu splendide comme je l’étais dans mes rêves de rat ! Que tu ne m’aies pas fréquenté à l’époque où je brillais parmi des gens brillants, parmi des gens dont la seule préoccupation est la brillance. Parmi des gens attirés par ce qui brille. Parmi des gens dont la pupille pétille, dont la voix retentit ou roucoule, parmi des gens dont les beaux corps ondoient dans l’espace et sur les tapis comme des poissons dans l’onde, dont les beaux habits resplendissent dans la lumière. Parmi des femmes aux seins superbes et des hommes à la taille encore élancée. Parmi des gens dont la beauté frappe et immobilise qui les voit, qui ose les voir, qui parfois s’égare à les désirer en rêve. Parmi des gens qui frappent. Parmi des gens qui s’aiment voracement et se dévorent et ne laissent rien de ceux qu’ils ont aimés. Parmi des gens qui se décortiquent les uns les autres et se sucent les os puis jettent derrière eux les carapaces vides de ceux qu’ils ont aimés. Parmi des gens qui ont aimés.
Comme c’est dur et comme c’est con de ne comprendre qu’à la fin comment on aurait dû vivre ! De ne savoir qu’après coup ce qu’il y avait à savoir et parfois qu’il n’y avait rien à savoir ! Comme c’est con d’avoir désespéré de la vie parce qu’on aimait à raconter qu’elle n’avait aucun sens et d’être passé à côté de la présence des corps qui vivent ! Et de leur invraisemblable beauté. De leur beauté insensée. De leur beauté incompréhensible et qui est comme un défi à l’intelligence des hommes. De leur beauté qui est comme l’énigme du monde. De leur beauté qui est parfois laide ou qui le paraît ainsi aux hommes si souvent obtus. De leur beauté qui paraît laide aux hommes si peu faits pour entendre la beauté. Si peu faits pour entendre ce qui échappe à leur raison raisonnante. Comme c’est bizarre d’avoir désespéré et douté de l’univers parce qu’on ne peut se le représenter. Quelle présomption d’avoir voulu faire le point sur l’univers ! Comme c’est étrange de vivre ainsi enfermé dans le monde des hommes ! Dans le monde humain qui est comme une poche. Comme c’est étrange d’avoir vécu dans la poche humaine ! Comme c’est con de n’avoir peut-être entrevu qu’à la toute fin — et parce qu’un vieil homme nous en soufflait l’hypothèse — que le sens de l’univers c’était sa beauté absurde et provocante et suffocante. Et que cette beauté éblouissait comme une absence de sens ou comme son suspens. Et que chaque chose, chaque être, chaque instant empreint de beauté contribuait à créer ou recréer l’univers ! Et que chaque saillie, chaque sortie hors du sens humain était une ouverture sur la beauté cruelle du monde ! Etait la possibilité d’un autre monde ou la possibilité d’une mutation de celui-ci. Mais comme on comprend les hommes d’avoir pris peur devant la beauté ! D’avoir été effrayés par la beauté sans pitié, sans souci pour nos existences dévastées. Quelle fatuité et quelle sottise de s’être cru autorisé à poser dans le désespoir ! Et à prendre la pose de qui n’attend plus rien. De qui a tout vu, tout su, tout entendu. D’avoir pris la pose de celui que plus rien ne peut bouleverser et qui sera soufflé comme une paille à la première occasion. Quel aveuglement d’avoir été dans la beauté sans la voir, les yeux comme crottés,  sans en ressentir la présence, le corps comme absent ! Quelle haine folle de la beauté soi disant aimée et désirée ! Quelle folie qu’une beauté absurde qui resplendit pour tout le monde et dont personne ne jouit !

A lire aussi, dans la Tribune, Le clair désir du pire

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