Extraits de correspondance avec Elisabeth Bart

 

 

Réponse d'Elisabeth Bart à mon premier commentaire

 

 

En effet, vous faites une lecture tragique de La Chair, autrement dit vous placez le roman dans une perspective intemporelle. Le fait que Michel ne puisse accepter la sainteté serait inhérent à lui-même, lié à la difficulté de se changer, en d'autres termes de "se convertir". Ce qui est inhérent à Michel, si je vous suis bien, n'est autre que le péché originel. Il est impuissant à se libérer des forces obscures du mal. Victime, enfant humilié, pour reprendre un terme bernanosien, il laisse la chair le guider de sorte qu'elle se substitue à la parole. De ce fait, il est impuissant à briser les chaînes du ou des déterminismes qui l'ont fait naître. Vous le reconnaissez alors comme un héros tragique, le roman prenant sens à travers le mythe d'Oedipe. Vous récusez l'intention de Serge selon laquelle c'est la modernité qui empêche son personnage de reconnaître la sainteté, l'existence du surnaturel. Or si j'ai bien compris Serge, son personnage est allégorique, c'est-à-dire qu'il incarne  l'homme de la métaphysique moderne. Je crois que le malentendu est là.
Quand Serge Rivron parle de modernité, il se place sur le plan métaphysique et non pas sur un plan sociologique ni même historique, sauf s'il s'agit d'histoire de la métaphysique, il se place donc dans une perspective historiale sinon intemporelle. Je veux dire par là qu'il me semble que l'intention de Serge n'était pas d'écrire un roman réaliste qui enregistre, décrit, la société positiviste actuelle qui a évacué le surnaturel, mais de tenter de descendre au fond de l'âme, de la "mentalité" positiviste: c'est en ce sens que la "modernité" empêche Michel de reconnaître toute sainteté. La question que pose ce roman est celle de la représentation: il nous est devenu impossible de nous représenter la sainteté, de même que, comme le montre Günther Anders dans Nous, fils d'Eichmann sur lequel Juan Asensio a écrit sa dernière note, il nous est impossible de nous représenter les actions et évènements qui, à l'ère de la Technique et sous son emprise,  sont devenus irreprésentables car trop grands pour notre raison, inintelligibles. De même que nous ne pouvons pas nous représenter Auschwitz et Hiroshima (trop grands pour nous dans le Mal) de même nous ne pouvons pas nous représenter la sainteté (trop grande pour nous dans le Bien), notre langage positiviste étant impuissant à trouver les mots. En fait, le "trop grand" renvoie au surnaturel.
On peut dépasser, il me semble, l'apparente contradiction entre votre point de vue et l'intention de Serge. Car justement, le tragique, pour Serge, se trouve dans cette impossibilité de représentation (ce que Günther Anders nomme la catégorie subliminaire) qui constitue l'impasse du positivisme. C'est cette impossibilité, cette impasse qui est tragique, dans le sens où les grecs entendaient le tragique. Le tragique, à notre époque, revient dans cette nouvelle ténèbre engendrée, paradoxalement, par la philosophie dite des Lumières, une métaphysique de la création selon Maria Zambrano: l'homme a érigé la raison en déesse, nous sommes dans une hubris de la Raison, (cf. le culte de la Raison de Robespierre), l'homme moderne se concevant comme Créateur est devenu incapable de se concevoir comme créature. De ce fait, il tente de  repousser à l'infini toutes ses limites au moyen de la Technique (la procréation, par exemple) tout en devenant incapable de concevoir qu'il y ait quelque chose hors des limites de sa raison. A cet égard, la grandeur de La Chair est de faire sentir le tragique de cette situation métaphysique de même que la grandeur de la pièce de Pascal AdamCréon, était de faire sentir le tragique de la disparition du sacré, le sacré pouvant se définir en premier lieu comme ce qui est hors des limites de la raison, et que les anciens grecs avaient circonscrit, en découvrant les dieux, par le sacrifice.

 

Réponse de Valérie

Michel incarne l'homme de la métaphysique moderne, non pas en ce qu'il laisse la Raison s'emparer de son âme au point de rendre tout cheminement spirituel impossible, mais dans la mesure où, assoiffé de puissance et d'indépendance, il refuse que son système de représentation s'effondre. Cette rigidité n'est pas seulement liée à une sorte de conditionnement qui découlerait du positivisme. Quelle que soit l'époque choisie, c'est une épreuve pour un être humain d'envisager que sa gestation aurait duré vingt mois. Cette situation inédite permet de mettre en tension le rapport qu'entretiennent les hommes avec le divin d'une part, avec la féminité d'autre part. L'auteur met son personnage dans une posture intenable dans la mesure où la superposition du divin et de la féminité crée un conflit intérieur assez violent. C'est en cela que Serge Rivron ouvre une nouvelle fenêtre sur le réel. Dans son œuvre, seules des femmes ont part au sacré, celles qui n'y ont pas accès sont des femmes inoffensives car elles sont des doubles de Michel, comme Claire ou la prostituée du début du roman. Ce n'est pas une configuration anodine. Ce que l'auteur montre, ce n'est pas seulement la vie d'un homme moderne perverti par l'argent, dominé par la chair, c'est ce qui se passe quand aucune passerelle n'est possible entre deux mondes. Entre la parole et le silence, l'affrontement et le repli, le courage et la lâcheté et en définitive le sacré et le profane, la scission est complète et permet la confrontation de forces antagonistes incarnées par les sexes opposés. L'auteur a polarisé cette question autour de la féminité. Si ce n'est Dieu, c'est la femme qui détient le mystère des origines. C'est elle qui donne vie et c'est elle qui est prête à sacrifier la sienne pour sauver son enfant. Marie, la mère de Michel, le met face à l'inconcevable. Admettons que Michel soit un héros moderne, dans la mesure où son incapacité à accepter le sacré relève d'un conditionnement profond lié à la société rationaliste dans laquelle il vit. Michel ne doit pas seulement faire face au mystère de son origine, il doit faire face à ce qu'est sa mère: une femme pudique qui aimait la chair, qui a fait preuve d'humilité et de douceur toute sa vie, qui a gardé les preuves tangibles de la paternité de Serge jusqu'au jour où elle comprend que son fils ne la croira pas. Elle a donné sa vie pour lui. Elle a accepté de le perdre, avec l'espoir qu'il reviendrait de lui-même à elle. La question de la sainteté et de la difficulté d'en admettre l'existence n'est pas seulement liée au miracle. Elle est liée à la représentation qu'un homme se fait d'une femme. Pour Michel, Marie n'existe pas. Il fuit tout ce qu'elle est dans la mesure où il ne peut pas intégrer dans son mode de représentation ce qu'elle est. Quelle place un homme moderne peut-il accorder à la patience, au sacrifice, au pardon? Ce qui est magnifique dans ce roman et ce qui l'inscrit dans le mythe, c'est qu'une fois l'échec de l'entreprise de Marie avéré, une fois admise l'idée que sa foi en son fils a été vaine, c'est au tour d'Élodie, la fille, de poursuivre le processus spirituel engagé par la mère. Nous sommes à nouveau en présence d'une femme bienveillante, douce, prête à ouvrir des portes que le père refuse obstinément d'ouvrir. On peut à nouveau penser que c'est l'ère du progrès et de la technicité qui empêche Michel d'entendre ces paroles de femmes. Mais alors, pourquoi les femmes échapperaient-elles au nihilisme? Élodie n'est-elle pas une jeune femme parfaitement moderne? Qu'est-ce qui lui a permis de devenir mystique? Il n'est possible de dépasser ce problème que si l'on se place non pas du point de vue de la modernité mais de la question de la confrontation entre deux conceptions de l'existence, celle de l'homme et celle de la femme. L'auteur restitue à celle-ci une fonction originelle que la société lui a confisquée. La femme est une initiatrice. Elle porte en elle l'origine et la finalité de l'existence.
Il semblerait que la puissance et l'indépendance revendiquées par l'homme moderne, comme elles étaient revendiquées sous une autre forme par les héros de l'Antiquité, il s'agit là en définitive de l'exercice de la force, l'éloignent du sacré dans la mesure où seule l'acceptation de sa fragilité peut conduire un être à un cheminement spirituel. Serge Rivron semble nous dire que les femmes ont un rôle à jouer dans cette inversion possible. Si les hommes assumaient la vulnérabilité qui résulte de leur condition, les femmes sauraient jouer leur rôle d'initiatrice. C'est parce que Michel se croit incapable de faire face, qu'il fuit. Surtout, la peur des femmes, profondément ancrée en lui, le paralyse complètement. Elodie, sa fille tente de lui faire croire à l'incroyable, "elle le voit livide et ses pensées qui se gravent sur lui, les affres d'une horreur qui éternellement le poursuit, une angoisse qui sans arrêt recommence, les nasses des femmes qui se referment sur lui de tous les côtés, une oppression...toutes, sa mère, sa fille... qu'il n'avait pas sentie depuis des années, qu'il croyait évanouie, une gangue qui l'étouffe... Toutes folles, complètement folles, toutes autour de lui, un abandon complet, tout seul au milieu des cinglées, elles n'en finiront pas de nous chasser du Paradis, le "Paradis", tu parles!". Dans ce passage où la communication est impossible entre l'homme moderne et la femme mystique, une inversion des points de vue s'opère. Pour Michel, sa fille parce qu'elle est mystique est folle. Pour Élodie, son père parce qu'il a peur ne peut accéder au sacré. "Elle entend dans les inflexions particulières de sa voix un peu rauque étranglée cette fausse gouaille de séducteur, dont il s'est fait un paravent pour jouir d'un monde auquel il n'est jamais parvenu à croire. Elle voudrait qu'il comprenne, qu'il attrape enfin cette bouée à côté de lui qu'elle est venue lui montrer. Papa, tu n'as rien à craindre, tu n'as à t'enfuir d'aucune nasse, contente-toi de regarder le sol où tu marches, n'aies pas peur!" C'est ainsi que l'auteur renvoie dos à dos, la séduction et la peur des femmes.
Ce qu'on peut lire en creux, c'est que si les hommes dont Michel n'est qu'une figure allégorique acceptaient de faire confiance, ils verraient  que leur émancipation ne peut se faire que par le truchement des femmes habitées par l'amour mystique (aussi rares soient-elles), parce qu'elles perçoivent une réalité qui échappe à la raison. Elles sont la passerelle entre un monde ancré dans le positivisme et le surnaturel. Toute l'oeuvre tourne autour de cette question: dès lors que l'homme n'aura plus peur de la femme, il aura accès à un autre de mode de représentation de la réalité et pourra ainsi échapper aux déterminismes qui orientent sa vie. Michel comprend cela avec Carole. "Il savait qu'il la reverrait, et même s'il ne la revoyait pas il se souviendrait qu'il y avait sur terre une femme qu'il avait pu écouter, regarder et toucher sans arrière-pensées, ni crainte ni concupiscence, une femme qu'il n'avait pas cherchée et qu'il n'avait pas essayé de convaincre, et ça avait suffi à le remettre complètement sur les rails, une femme qui ne lui avait pas fait peur". Ce que Michel ne sait pas à ce moment-là, c'est que Carole n'est pas la femme à la fois charnelle et spirituelle qui pourrait l'amener à dépasser sa condition. Ce n'est pas la femme initiatrice qui l'emmènera au-delà. Elle est sa sœur, son âme sœur. Elle est trop proche de lui-même pour qu'il puisse faire le grand pas. C'est en rencontrant Carole que son destin s'accomplit et qu'il devient l'Œdipe des temps modernes. La dynamique créée donne cependant à penser que la malédiction qui pèse sur la famille de Michel saura être inversée par Élodie, la nouvelle Antigone, celle qui, par sa force d'âme et sa pureté, échappera à la loi de la cité pour créer un ordre nouveau et redonner au mystère son caractère sacré.

 

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